L’impasse de la raison comme mesure de tout

L’impasse de la raison comme mesure de tout

Ce ne sera une découverte pour personne que d’entendre dire que la planète entière est dominée par la pensée occidentale. Ce le sera peut-être pour certains d’apprendre que la pensée occidentale est rationaliste, c’est-à-dire qu’elle privilégie l’usage de la raison sur toute autre façon de penser.

Considérons en tout cas que ceci est la façon la plus efficace et surtout la plus centrale de décrire ce qui fait l’état glissant du monde vers l’abîme, et par conséquent que c’est la meilleure façon, si ce n’est la seule, d’envisager une amélioration de cet état, même lointaine.

Raison

La raison, c’est par essence le calcul ; elle veut que tout soit ordonné ; elle ne fait que prévoir et planifier, ce qui revient à vivre dans le futur. C’est une pensée qui fait faire des choses. L’outil de la raison est la logique. Quand vous dites « je dois faire des courses », vous faites usage de votre raison.

Rien de nouveau ne peut jaillir de la raison, car elle n’a pour outil que l’enchaînement logique de choses qu’elle sait déjà ; rien pour elle ne découle de l’expérience. Toutes ses explications du monde sont causalistes, c’est à dire par l’enchaînement de causes et d’effets. Elle découpe tout en parties de plus en plus petites. Comme une voiture, qui est un assemblage rationnel de tas de parties plus petites, qui sont elles-mêmes à leur tour des assemblages de tas de pièces plus petites encore.

La Science est un ouvrage qui se voudrait strictement fait de logique : elle est le grand sommet du rationalisme, mais la gouvernance ou la comptabilité en sont aussi d’autres sommets. Nous devons aussi citer l’ingénierie, l’industrie, le commerce, la police et l’armée, et encore des tas d’autres choses dont l’orientation est la stricte prévisibilité et l’imposition d’un ordre artificiel.

Fait intéressant, mentir est un acte orienté vers le futur : dans ce sens il est donc parfaitement rationnel. Autre fait intéressant l’égoïsme est un comportement rationnel. Précisons que nous ne parlons absolument pas ici de jugements de valeurs.

Non-raison

L’autre pensée est orientée vers le passé, elle est contemplative, elle raconte ce qui est arrivé. Son outil est dit analogique, c’est-à-dire qu’elle établit des ressemblances, des métaphores, pour faire comprendre ce qui arrive. Son fonctionnement est de tout percevoir simultanément.

Comme elle observe le monde, elle est capable de découvrir des choses nouvelles ; elle est imaginative. Par exemple un détective fait usage de cette pensée pour trouver le coupable : il dispose d’un certain nombre de traces que certaines choses se sont produites, des indices. Il va tenter de raconter une histoire qui tienne compte de chacun d’entre eux, en y mêlant les emplois du temps, les interrogatoires, les mobiles, etc. Il n’est jamais certain que son histoire soit la bonne tant que le coupable n’a pas avoué et vienne « boucher les trous » de l’histoire ou bien vienne la rectifier.

Le mensonge est antinomique avec cette pensée, car elle cherche sans cesse un ordre naturel dépourvu de contradiction. Mentir est contre-productif pour elle. L’altruisme est de cette pensée.

En fait cette pensée n’a pas de nom en soi, c’est pour cela qu’on la nomme par opposition à ce qui a un nom, la raison. On appelle cela l’irrationnel. Certains penseurs trouvent que l’irrationnel est une chose dont il faudrait se débarrasser dans l’idéal. L’irrationnel est d’ailleurs un mot généralement mis pour dire la déraison, la folie en somme. Mettre un gros mot pour désigner ce que vous faites quand vous dites « Je t’aime », c’est peut être un peu bizarre. Mais c’est ainsi, c’est la marque d’une l’époque qui connait les véritables priorités.

Cycles

Il y a énormément à dire sur ces deux manières de penser qui sont plus vastes que l’aperçu rapide que j’en donne ici. Les deux sont comme yin et yang : complémentaires et opposées et aussi successives et indissociables.

La pensée imaginative est première, elle est faible et antérieure à la pensée raisonnable qui est seconde et forte. La pensée imaginative fournit des modèles provenant du passé à la pensée raisonnable, pour qu’elle puisse orienter le futur. La pensée première est au service de la seconde, mais les choses se renversent ensuite en un juste Retour.

Quand la raison a orienté le futur, il faut bien que l’autre pensée revienne sur le devant pour voir ce que ça a donné et s’il faut continuer ou corriger ce qui a été planifié. C’est le cycle de la création qui croît en une spirale ascendante quand tout se passe bien et régressive comme nous le vivons en cette période dramatique, mais temporaire.

Centralité du problème

Le problème de notre époque est l’hypernationalisme. Aujourd’hui nous pouvons même parler d’hypernationalisme mondialisé. De très grands penseurs depuis un siècle ou deux admettent cette constatation comme centrale pour diagnostiquer les terribles déséquilibres de notre monde. Que personne ne soit jamais venu les contredire tendrait à démontrer qu’ils avaient raison, même si tout continue comme si de rien n’était.

La centralité du diagnostic veut bien dire que ce serait une perte de temps de chercher ailleurs. Dire que la science, la politique, la gouvernance et l’économie sont pétries d’idéologie et de corruption est correct, mais dire la que la Raison est pétrie d’idéologie et de corruption est un diagnostic nettement supérieur, qui englobe les précédents et les dépasse même.

Notez bien que je mets soudain une majuscule à Raison, ce qui signifie que je parle d’autre chose, je parle de l’usage codifié de la raison (avec minuscule car il s’agit là d’un simple outil) par divers ensembles de corporations soudées autour de cet usage, que sont le corps scientifique, le corps d’état, etc., ou bien encore le système éducatif dans son ensemble et même la totalité des processus médiatique, industriel, énergétique, mercantile, etc. Vous voyez mieux sans doute l’intérêt de se concentrer sur le point commun à tous les excès d’ordre qui caractérisent ce monde.

C’est là, au centre, qu’il faut creuser et appliquer un changement quand on en a la possibilité, car si ce changement est correct et efficace, alors il se répandra progressivement partout les domaines atteints de la même pathologie.

La philosophie est au commencement de la dissociation de la raison à partir du magma antérieur de la pensée voici 2500 ans. Son oeuvre est gigantesque, mais c’est elle qui à généré l’erreur initiale grossière qui consiste à répudier ce qui n’est pas la raison.

Ceci implique que pour améliorer durablement le monde, c’est la philosophie qu’il faut soigner. Les autres suivront.

Le problème

Qui dit « hyper », dit excès. Qui dit excès d’une chose, dit manque d’une autre. Le manque en question est précisément ce qui a été diminué par l’excès : c’est la pensée imaginative, c’est l’irrationnel selon les philosophes contemporains. L’inquiétant c’est que cette pensée n’a pas de nom courant qui la décrive positivement… Or ce qui n’a pas de nom n’existe pas.

En réalité dire que la pensée irrationnelle n’a pas de nom positif est une demi vérité, car en fait elle en a un, plus précisément elle en avait un, mais il a été disqualifié. Ainsi un mot courant, positif et légitime, existe pour désigner le contraire de la raison, mais nous ne sommes pas en mesure de l’employer à sa juste place, parce que son sens commun a été manipulé par l’esprit de l’époque : sa définition s’est faussée et embrumée. Ce mot c’est « sagesse », il nous faut le reconquérir.

Voyons ce qu’il nous dit : être un « sage » à l’antiquité et jusqu’à voici quelques siècles c’était être considéré par tous comme une personnalité remarquable, un être avisé, profond et digne de confiance à qui l’on pouvait demander conseil. Il n’y a plus de sages selon ce sens.

Aujourd’hui ce n’est plus du tout la même chose : le sage est perçu comme un promoteur de pensées anciennes et dépassées, voire comme un être inculte, sectaire et retardé. La péjoration n’est jamais loin de ce sens, qui est le sens populaire actuel de ce mot. Fait remarquable, il n’existe pas la moindre personne occidentale vivante qui voudrait se faire nommer sage, il n’y que de « amis de la sagesse », des philosophes, ces êtres raisonnables par profession de foi, qui ont tous été façonnés par l’université.

Le sens savant de sagesse est à l’opposé du sens populaire, même s’il n’est pour ainsi dire jamais utilisé comme cela. Il est valorisant, car en fait sagesse dans les dictionnaires est devenu un synonyme de raison. Un enfant sage est un enfant raisonnable. C’est dans les dictionnaires : être sage, c’est être raisonnable, être raisonnable, c’est être sage.

Nous avons affaire à une double inversion du sens. D’une part le sens populaire est passé de valorisant à péjoratif avec l’émergence d’un « esprit supérieur rationnel » qui aurait détrôné toute sagesse et d’autre part le sens savant est passé de valorisant par nature à valorisant par inversion de sa nature. Ainsi la Raison récupère-t-elle le prestige associé au mot sagesse tout en gommant ce qu’il désigne en réalité : c’est un coup double.

Remède

Pour nous convaincre de la dramatique perte que constitue cette dérive de sens il suffit de faire ce que ni les dictionnaires ni les philosophes ne font jamais, trahissant l’exigence rationnelle la plus élémentaire : regarder l’origine lointaine de ces deux mots pour comprendre l’origine brute de leur existence. C’est aussi rapide qu’édifiant à faire.

Le mot « sagesse » découle de la racine indoeuropéenne « *sap = sentir » et le mot « raison » découle de « *rat = calculer ». L’indoeuropéen est une langue hypothétique ancienne d’entre 12 à 5 millénaires dont descendent énormément de langues, dont le grec et le latin. Avec ces racines, nous touchons à une incontestable universalité de sens que l’époque récente ne peut certainement pas balayer d’un revers d’un siècle ou deux.

Nous retrouvons sans la moindre équivoque les descriptions données au début, là où « sentir c’est se tourner vers la description du passé » et « calculer c’est se tourner vers la description du futur » et nous voyons forcément que non, la sagesse n’est pas la raison, non, la raison n’est pas la sagesse.

Ceci est de nature à réhabiliter fondamentalement un mode aussi légitime qu’indispensable de penser ce qui revient à remettre à sa place la raison délirante du temps présent.

Commencer par changer ces définitions dans les dictionnaires, comme geste thérapeutique symbolique et parfaitement central, geste dont les implications sont à long terme pour notre civilisation, voilà un premier enjeu.

Cet article a 2 commentaires

  1. Steph

    La sémantique des mots est capitale mais les mots sont changés avec le temps et pas par hasard ; dans les années 60 une classe d’environ 300 000 personnes étaient appelés les exploités, on les as renommés les défavorisés, si ce mot ce simple mot était resté on dirait aujourd’hui que 8 000 000 de français sont exploités ! La réaction seraient elle là même, je ne crois pas. Pour autant il reste 8 millions de français exploités quand même, le fait est là !

  2. Patricia Cayzeele

    Comme tu le dis, c’est la raison qui domine la planète puisqu’elle est dirigée par des « banquiers ». Alors, effectivement, les calculs sont bien faits! Tout est fait pour que chacun puisse survivre et non vivre soit de son travail, soit de l’assistanat. Nous sommes les esclaves des temps modernes…. Le problème est qu’il y en a de plus en plus! Diminuer les « non-productifs » serait idéal!
    La crise que nous traversons est voulue par les plus riches de la planète. Mais aujourd’hui, les moyens de communication sont démultipliés, les personnes lettrées sont nombreuses et chacun reçoit des tonnes d’informations qu’il doit analyer, décortiquer selon sa propre expérience. Chacun, tout comme moi recherche la l’avenir de l’humanité…. Et au delà de l’écologie, des pandémies, nos dirigeants ne sont plus que des marionnettes qui traumatisent les populations. Alors, oui, il faut trouver des solutions, parmi elles, redonner du sens au vocabulaire est une piste mais je crains que cela ne soit pas suffisant. Je pense qu’il suffit d’attendre un peu…. les dirigeants sont confrontés à une dure réalité et celle-ci se retourne contre eux.

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