OC – Essai N°1

1         Yin et yang

Le couple d’opposés chinois est célèbre dans le monde entier. Sa définition est fixée depuis des millénaires et pourtant il sert encore à des milliards d’humains sur la planète pour penser le monde. Il indique que tout phénomène est constitué de deux parties, ou pôles, qui sont complémentaires et pourtant contraires ; qui sont inséparables et qui pourtant apparaissent selon une succession.

De nombreuses écoles de pensée dans le monde et dans le temps ont compris que la dualité était une base universelle pour expliquer les phénomènes, mais seule la conception chinoise a incorporé la notion d’emplacement naturel pour chaque pôle en fonction d’une référence constante. Si nous prenons n’importe quel couple de de notions formant un tout, alors l’une ressemble au yin et l’autre au yang. Chaque individu faisant la même tentative de mettre en place les pôles d’un couple donné ne peut que trouver la même réponse. Les premiers couples ont été fixés et ensuite tous les autres en ont découlé et de nouveaux en découleront encore à l’infini.

Voyons comment à partir d’un couple fixé au préalable peuvent découler d’autres rangements sur différent plans. Si je sais que l’ombre est yin et la lumière yang, alors je ne rencontrerai aucune difficulté particulière à ranger l’intensité lumineuse en noir-yin / blanc-yang. Si je m’y connais un peu en physique, alors je peux sortir du plan de la luminosité pour passer à celui de la température : si le noir est l’absence de lumière, le zéro degré kelvin de température est l’absence d’excitation des électrons de la matière. Je déduis une dualité absence-yin / présence-yang et, sachant que la présence n’a pas de limites supérieure en physique, je déduis une autre expression de la dualité d’un zéro-yin à un infini-yang. Il y a bien un fil conducteur qui est respecté. Il découle de ce constat que je peux établir le classement des autres constantes de la physique (Planck), comme la dimension et le temps. Saviez-vous qu’il existe une plus petite dimension possible, et un plus petit temps possible ? Et bien c’est le cas. En partant d’un phénomène littéral donné nous avons étendu le classement à la physique. Revenons à la lumière et pensons à cette affirmation : il n’existe pas de blanc, il n’y a que des gris. On peut le dire autrement : il y a toujours un blanc plus blanc, c’est à dire plus intense que le précédent ; le blanc est relatif, tout comme l’est l’élévation de la température. Nous pouvons ainsi imaginer étendre étendre notre classement au domaine philosophique d’absolu-yin et de relatif-yang. Rappelons que la plus petite température possible s’appelle le zéro absolu et que la physique qui s’occupe de l’infiniment grand est la physique relativiste et nous verrons que les liens obtenus par nos classement yin-yang dans cet exemple limité sont parfaitement cohérents.

J’appelle souvent la signature l’acte de classer les dualités en yin-yang. C’est l’acte qui attribue une place fixe à chaque membre de la dualité en fonction d’un ordre naturel immuable. Cet ordre apporte du sens à la dualité que l’on étudie.

Le sens apparaît par la ressemblance des concepts, il se répand d’une dualité à l’autre. On exprime la signature par la copule est qui contient la réciprocité : le féminin est yin, le yin est féminin. Comme la signature est fixe, elle peut se répandre de couple en couple, c’est la contagion : l’ombre est yin, le yin est ombre, ainsi peut-on dire que l’ombre est féminine et que le féminin est ombre. La toute première signature a forcément été arbitraire, mais absolument toutes les autres en découlent.

Le couple yin-yang n’exprime jamais le moindre jugement de valeur, mais il exprime toujours une réalité. Cette réalité n’apparaît à la pensée que par analogie, par ressemblance partielle. Toutes les analogies qui se présentent ne sont pas forcément compréhensibles : les contextes comparés entre eux peuvent être trop distants pour qu’un sens apparaisse.

Il s’agit clairement d’une façon non-rationnelle de penser, non tranchée, il s’agit d’une façon sensible et floue. Ceci implique conformément aux catégories de jugement synthétiques/analytiques kantiennes que l’on peut voir émerger du sens nouveau dans la pratique analogique, ce qui n’est pas le cas du fonctionnement rationnel.

La pratique analogique est la sagesse (*sap : sentir). Elle s’oppose à la pratique de la raison (*rat : calculer) qui est logique. Les * indiquent les racines indoeuropéenne et leur sens.

La signature de cette dualité qui décrit deux façons distinctes de penser des hommes est : sagesse est yin, raison est yang. Comme à chaque fois on peut écrire : yin est sagesse et yang est raison. La réciprocité nous éclaire sur la pratique de la pensée analogique qui est elle-même double par nature. Le yin et le yang nous éclairent dans chaque tentative ponctuelle de signature de dualités pour un contexte donné, tout en restant eux-mêmes à jamais incernables pour la pensée, mais en contrepartie chacune de ces tentatives nous renseigne sur eux : si sagesse est yin, alors yin est sagesse.

La signature est la spécificité qui place la sagesse chinoise bien au-dessus de toutes les autres. L’universalité et la stabilité de la signature à travers tous les contextes d’étude, sa non contradiction à travers tous les cas où l’analogie peut fonctionner de la même façon pour tous, à condition évidemment d’être documenté sur le contexte, sont le garant de la théorie. Il est important de garder à l’esprit le fait que de très nombreux freins à l’établissement précis d’ensembles de signatures disciplinaires communes à tous proviennent de la civilisation occidentale. Seul le fonds chinois antique de signatures est globalement cohérent. Il est aisé de l’étendre à la condition de s’emparer d’une norme de représentation : une ontographie.

2         Tao

A propos de la pensée chinoise antique il y a un fait capital qui est largement ignoré de tous : la véritable potentialité du concept général de dualité chinois est dramatiquement sous-estimée parce qu’elle est mal perçue. Cette pensée est déchirée en deux. Remettre ensemble les deux parties c’est pouvoir reprendre cette recherche antique là où elle s’était arrêtée, c’est fonder une nouvelle Science.

Le couple yin et yang est d’origine populaire, rurale pour être précis. C’est la vie quotidienne du couple immémorial de la campagne chinoise, celui de la tisserande et du laboureur, qui a fondé la première signature dont toutes les autres sont nées : « l’homme laboure, et la femme tisse. Le tissage se fait à la maison, le labour de fait en dehors, il est estival et diurne, etc. » Le génie chinois a discerné dans ces associations par analogie une certaine harmonie dont a découlé la thèse de la signature de tous les couples en fonction d’un couple universel lui-même indéfinissable, mais qui devenait évident pour tous.

A la considération populaire il faut ajouter le point de vue érudit de l’évolution de la pensée chinoise. La voie de l’oracle à décimé une race de tortues. Il s’agissait de récupérer les carapaces de ces animaux et de leur faire subir un traitement par le feu. Ainsi apparaissaient des craquelures que les sages de l’époque interprétaient en fonction de l’une absence ou de le présence de craquelures. Savoir comment cette pratique s’est standardisée restera un mystère, mais le fait est que des milliers de ces carapaces ont été conservées en un lieu unique et qu’elles ont ensuite été étudiées par de grands intellectuels de l’époque. De cette étude est né l’ouvrage fondateur de tous les savoirs chinois : le Yi-King ou livre des mutations qui repose sur une généralisation du yin et du yang.

Ces deux rappels historiques ne sont là que pour introduire l’homme clef de notre étude : Confucius. Il s’agit d’un érudit d’une importance sans égale dans l’histoire chinoise et même mondiale. Il apparaît voici deux millénaires et demi, alors que le yin et le yang étaient déjà une affaire millénaire, et alors que le Yi-King était fortement établi et demandait à être commenté. Pour ce qui nous importe ici sa contribution à la théorie du yin et du yang tient en un seul et unique énoncé, celui là même qui nous apparaît aujourd’hui comme déchiré en deux.

« Un yin, un yang, c’est le Tao »

Trois mots sont associés et non plus deux seulement. Le phénomène, qui se divise en deux pôles, est inclus dans l’équation analogique confucéenne. Le Un, donne le deux, qui donne la formule du triple. Il est essentiel de remarquer que cette conception est deux fois double : Le pôle du Tao Un d’un côté et le pôle à deux pôles du yin/yang de l’autre. On peut écrire que le Tao est yin et le yin/yang est yang. J’ai mis plus de vingt ans à comprendre que cette mise en abime mène extrêmement loin, là où personne n’est encore allé : elle produit le sens depuis rien. Il y a un long chemin à parcourir avant de pouvoir exposer cette thèse.

La philosophie universitaire ne considère que séparément les deux parties de ce qui est une chose unifiée dans la pensée chinoise des origines. Elle accepte d’estimer le Tao comme digne de son Logos supérieur et par contre, elle considère le yin/yang que comme une simple coutume historique dénuée de tout fondement, inapte à faire système. C’est une posture assez cavalière si l’on considère le poids considérable que la pensée chinoise a eu en son temps sur de très grands philosophes.

Nous devons ajouter à cela un fait déroutant, mais explicable : après que Confucius eut fixé l’aphorisme et les explications du principe les chinois ont laissé totalement à l’abandon toute recherche à ce sujet. La chose semblait définitivement acquise et à partir de là ils l’ont utilisé comme un outil pour développer leurs arts et leurs sciences, mais sans plus jamais chercher à l’améliorer. Il eu par la suite une exception notable à cet abandon, voici un millénaire, qui est précisément ce qui nous a fourni l’ontographie indispensable pour généraliser vraiment l’usage de cet outil. Mais ce bond évolutif fut là aussi une impasse : cette excellente représentation n’a servi qu’une seule et unique fois, pour représenter le système, mais sans jamais apparaître pour représenter la moindre instance disciplinaire que pouvait pourtant aisément contenir le système. Or c’est tout l’intérêt d’une ontographie… Nous repartirons néanmoins de là pour déterminer notre propre formalisme de représentation du principe.

La raison en est selon moi que le fonds culturel signable chinois ne tient quasiment qu’en couples yin/yang. Le fait que les chinois n’aient apparemment jamais exposé de signatures triples, dont nous verrons empiriquement qu’elles sont plutôt rares, indique qu’ils n’ont probablement pas pu ressentir le besoin d’une représentation rationalisée du principe.

Le fonds culturel actuel de l’occident est infiniment plus riche et varié que l’était le chinois. Nous pouvons dire qu’il s’est étoffé à partir de la révolution philosophique et tout particulièrement en force à partir de la fondation scientifique cartésienne. Si chaque nouvelle discipline scientifique a fourni ses propres équations duales, trines ou quaternaires, la philosophie en est de loin la plus prolixe. Ce matériel ne demande qu’à être signé. Le retard dans cette tâche est devenu ce qu’il convient de nommer les écuries d’Augias de la philosophie où personne ne reconnaît plus rien, laissant place à l’idéologie qui impose un ordre arbitraire là où l’ordre naturel du principe universel est nié sans aucune justification cohérente. Voilà l’enjeu : remettre l’ordre universel dans le monde.

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